Veille juridique
Expérimentation de l’amende forfaitaire délictuelle pour installation illicite sur le terrain d’autrui
Le 4 septembre 2021, le ministre de l’Intérieur, M. Darmanin et le garde des Sceaux, M. Dupond-Moretti ont annoncé le lancement de l’expérimentation de l’amende forfaitaire délictuelle (AFD) pour “installation illicite sur le terrain d’autrui”, érigée en infraction par l’article 322-4-1 du Code pénal1. En effet, cet article a été modifié depuis 2018 par la loi du 7 novembre relative à l’accueil des gens du voyage et à la lutte contre les installations illicites2. Cette dernière, outre le renforcement des peines applicables de six mois à un an de prison et de 3 750 euros à 7 000 euros, a introduit la possibilité de recourir au mécanisme de “l’amende forfaitaire délictuelle » afin de réprimer l’infraction. La mise en œuvre opérationnelle de ce mécanisme ayant été entravée par la mise en application de l’AFD pour d’autres matières (circulations routières puis usage de stupéfiant)3, cette expérimentation a débuté le 19 octobre 2021 dans le ressort des tribunaux de Créteil, Rennes, Foix, Lille, Reims et de Marseille.
Qu’est ce qu’une AFD ?
Cette “forfaitisation” des délits, qui a fait l’objet de critiques multiples lors de sa mise en œuvre pour le délit d’usage de produits stupéfiants, est une mesure de procédure simplifiée, qui permet aux officiers de police judiciaire non seulement de constater l’infraction mais également de la condamner, en dressant un procès-verbal simplifié qui ne sera pas soumis au Procureur de la République de l’arrondissement judiciaire concerné. La constitutionnalité de cette mesure avait été contestée en 2019 par plusieurs associations de défense des droits humains, dont Médecins du Monde et la Ligue des Droits de l’Homme, qui estimaient que ce mécanisme portait atteinte aux principes d’individualisation des peines et de séparation des pouvoirs, ainsi que le droit à un procès équitable4.
L’amende pour occupation illicite est une condamnation pénale qui consiste dans le paiement d’une somme d’argent au Trésor public : 400 euros si elle est payée immédiatement ou dans un délai de 15 jours, 500 euros dans un délai de droit commun, et ensuite majorée à 1 000 euros. Le paiement de cette somme d’argent éteint l’action publique, c’est-à-dire qu’il met un terme aux poursuites possibles et constitue une forme de reconnaissance de culpabilité.
Quelles conséquences ?
Corrélativement à la précarisation des personnes avec peu de ressources, cette amende entraînera les effets de droit commun d’une condamnation pénale ; soit le premier terme de la récidive et une inscription au casier judiciaire5. Cela signifie concrètement que si les habitant·e·s des bidonvilles se maintiennent sur leur lieu de vie ou déménage sur un autre, malgré l’amende forfaitaire délictuelle, il·elle·s seraient en état de récidive et commettraient donc une seconde “infraction”, cette fois-ci plus passible d’une seconde amende, mais constituant le deuxième terme de la récidive : le maximum des peines d’emprisonnement (1 an) et d’amende encourues (7 000 euros) sera doublé6.
Cependant l’AFD n’est pas applicable si elle vise un·e mineur·e, si plusieurs infractions sont constatées simultanément et que l’une d’entre elles ne peut faire l’objet d’une amende forfaitaire délictuelle, ou si le délit a été commis en état de récidive légale7. Dans ce dernier cas, les officiers de police judiciaire peuvent se tourner vers une procédure pénale de droit commun, qui peut impliquer la saisie de véhicules ayant servi à l’installation.
Quels recours possibles ?
L’article 495-18 du code de procédure pénale prévoit la possibilité d’introduire une demande d’exonération de l’AFD dans un délai de 45 jours après l’envoi de l’avis d’infraction au contrevenant. Cette demande doit être introduite auprès du service de l’Agence nationale de traitement automatisé des infractions (ANTAI), et peut être complétée soit de façon dématérialisée sur le site internet de l’ANTAI ou soit par l’envoi d’une lettre recommandée8. Néanmoins, l’introduction d’une telle requête sera difficile à mettre en œuvre car sa recevabilité est conditionnée par la preuve de l’acquittement d’une consignation d’un montant égal à celui de l’amende forfaitaire, soit 500 euros9.
La contestation est examinée par le Procureur de la République, qui pourra soit10 :
- S’il estime la requête en exonération fondée, renoncer à l’exercice des poursuites et classer la procédure sans suite
- S’il estime la requête en exonération mal fondée, il peut saisir le tribunal correctionnel, juridiction compétente pour le jugement des délits. Le tribunal correctionnel ne pourra pas prononcer une amende inférieure au montant de l’amende forfaitaire, donc inférieure à 500 euros. Il est néanmoins possible que les magistrat·es puissent ne pas prononcer d’amende ou prononcer une amende inférieure à 500 euros dans des circonstances exceptionnelles (par exemple, au vu des revenus de la personne).
⚠️ Si les habitant·e·s du bidonville ne contestent pas la réalité de leur installation illicite et qu’elle fait l’objet d’une amende forfaitaire majorée (donc de 1 000 euros après un délais de 45 jours), ils et elles peuvent solliciter auprès du comptable public compétent une remise gracieuse (partielle ou totale) ou des délais de paiement11.
Les changements introduits par le décret du 18 août 2021 :
Un décret du 18 août 202112 a modifié deux aspects de la procédure des amendes forfaitaires délictuelles.
L’amende pourra être envoyée par voie de lettre simple et non plus de lettre recommandée avec avis de réception, complexifiant ainsi les possibilités de recours pour les personnes visées. Comme l’a souligné Maître Benoit Arvis, les contrevenant·e·s pourraient par conséquent avoir un casier judiciaire alors qu’ils et elles n’ont pas pris connaissance de l’infraction qui leur était reprochée. Dans un contexte où les forces de l’ordre connaîtraient les noms, prénoms et adresses des habitant·e·s des bidonvilles, il serait donc possible qu’elles ne leur signalent pas le constat d’infraction et que les habitant·e·s soient condamné·e·s sans avoir croisé les policiers13.
Alors que des solutions de logement durables ajustées aux besoins des familles précaires manquent, cette nouvelle “expérimentation” s’inscrit dans une approche sécuritaire de la précarité et contribue à la relégation sociale et spatiale des populations roms ou perçues comme telles. Les AFD conduisent à une criminalisation des moyens de survie mis en place par des personnes et des familles dont les droits sociaux sont bafoués et qui subissent de nombreuses discriminations.
Dans son rapport du 6 octobre “Gens du voyage » : lever les entraves aux droits”, la Défenseure des droits s’est dite “très préoccupée” par les annonces faites par le Président lors de la clôture du Beauvau de la sécurité.
Cette “expérimentation” de l’amende forfaitaire délictuelle ne s’inscrit pas dans un cadre méthodologique précis et ne sera a priori pas soumis à une évaluation rigoureuse conditionnant sa réversibilité15 : le Gouvernement a d’ores et déjà annoncé sa généralisation pour début 2022. Ce dispositif renforce les pratiques discrétionnaires : nous craignons que l’article 322-4-1 soit détourné et utilisé par les forces de l’ordre comme un moyen de pression et d’intimidation sur des familles précaires, permettant aux autorités d’outrepasser une procédure légale d’évacuation ou d’expulsion. Cette pratique risque d’amener des personnes dans l’errance sans aucune considération pour leurs droits fondamentaux et leur accompagnement social.
Suivi des modalités de l’expérimentation par le CNDH Romeurope :
Depuis le 19 octobre, le CNDH Romeurope participe à un travail interassociatif (avec la FNASAT, l’ANGVC, l’ODCI, l’APATZI, l’AGP, France Liberté Voyage, l’UDAF et La Voix des Rroms), portant à la fois sur un plaidoyer politique et des recours juridiques. Ce travail se décline par l’envoi de courrier à la Défenseure des droits et aux candidat·es à l’élection présidentielle, des réunions avec des représentants du ministère de l’Intérieur et la DIHAL et l’interpellation de journalistes. Nous avons également rejoint de nombreuses associations et personnalités pour cosigner une note d’analyse critique, disponible ici.
Le 22 février, le ministère de l’Intérieur a indiqué aux associations membre de la Commission nationale consultative des Gens du Voyage que 29 amendes forfaitaires délictuelles avaient été infligées depuis le début de l’expérimentation. Deux recours ont été introduits devant le Conseil d’Etat contre le décret du 18 août 2021. « L’expérimentation » des amendes forfaitaires délictuelles se poursuit actuellement dans les 6 territoires visés initialement (Créteil, Rennes, Foix, Lille, Reims et de Marseille). Sa généralisation à l’ensemble du territoire français pourrait être conditionnée, selon notre analyse, à la décision du Conseil d’Etat sur le décret du 21 aout 2021, qui sera publiée a priori fin mars 2022.
La défenseure des droits a également émis, dans sa réponse au courrier d’interpellation envoyé par les différentes associations, un avis défavorable sur le décret du 21 aout 2021 et sur le mécanisme de l’AFD.
Bien qu’un consensus se crée autour des atteintes manifestes aux droits fondamentaux que constitue l’AFD, les associations ont besoin d’un soutien politique et ont lancé une pétition demandant l’arrêt total des amendes forfaitaires.
⇒ Signez la pétition contre la criminalisation de l’habitat léger mobile et les amendes forfaitaires délictuelles ici !
⇒ Retrouvez le communiqué du Syndicat de la Magistrature sur leur site internet !
Notes de bas de page :
- 1. Ministère de l’Intérieur, Ministère de la Justice, Communiqué de presse – Extension du dispositif de l’amende forfaitaire délictuelle : deux nouvelles expérimentations, 4 septembre 2021, disponible sur www.intérieur.gouv.fr
- 2. Loi du 7 novembre 2018 relative à l’accueil des gens du voyage et à la lutte contre les installations illicites, J.O n°0258, 8 novembre 2018.
- 3. Question écrite n° 18801 de M. P. Bonnecarrère du 12 novembre 2020, JO Sénat, Sén., 2020-2021, p.5236
- 4. Observations dans l’affaire n° 2019-778 DC relatives à l’article 58 du projet de loi de programmation 2018-2022 de réforme pour la justice, 28 février 2019.
- 5. F. Jodard, K. Boukir, “La police bientôt dotée d’une nouvelle arme dangereuse, l’amende forfaitaire délictuelle”, 2019, disponible sur www.aocmedia.fr
- 6. Code pénal, art. 132-10
- 7. Code de procédure pénale, art. 495-17
- 8. Code de procédure pénale, art. 495-18
- 9. Code de procédure pénale, art. 495-20
- 10. Code de procédure pénale, art. 495-21, alinéa 1
- 11. Code de procédure pénale, art. 495-24, alinéa 1
- 12. Décret du 18 août 2021 relatif à la procédure de l’amende forfaitaire délictuelle, JO n° 0193, 20 août 2021.
- 13. .F. Jodard, K. Boukir, “La police bientôt dotée d’une nouvelle arme dangereuse, l’amende forfaitaire délictuelle”, 2019, disponible sur www.aocmedia.fr
- 14. C.E., “Les expérimentations : comment innover dans la conduite des politiques publiques?”, Collection “Les études du conseil d’Etat”, 2019, p.41F. Jodard, K. Boukir, “La police bientôt dotée d’une nouvelle arme dangereuse, l’amende forfaitaire délictuelle”, 2019,