L’accès à l’eau potable pour les habitant.e.s du bidonville de Canéjan : une demande urgente, par deux fois rejetée
Dans une ordonnance rendue le 30 août 2018, le Conseil d’Etat a rejeté la requête des habitant.e.s d’un bidonville de la commune de Canéjan qui demandaient à la commune, à la communauté de commune Jalle Eau Bourde et au Préfet de Gironde d’installer en nombre suffisant des points d’alimentation en eau potable et des sanitaires pour les 300 personnes installées sur ce terrain. Les habitant.e.s soutenaient notamment que l’absence d’accès à l’eau et aux toilettes et les conséquences sur leur santé, attestées notamment par un rapport de Médecins du Monde, portaient une atteinte grave et illégale à leur droit au respect à la dignité, à leur vie privée et familiale et était de nature à constituer un traitement inhumain et dégradant.
En refusant dans cette décision de faire droit aux demandes des habitant.e.s, le Conseil d’Etat vient confirmer la décision du Tribunal administratif de Bordeaux déjà saisi en urgence de la situation. Celui-ci avait en effet refusé le 30 juillet dernier, en période de pleine canicule, d’enjoindre aux autorités d’installer l’eau et les toilettes sur ce bidonville aux motifs qu’il ne reconnaissait ni une situation d’urgence ni aucune atteinte à une liberté fondamentale des habitant.e.s, eu égard aux « risques sérieux d’incendies » et aux « risques d’atteinte à l’environnement » que faisaient courir leur occupation « sans titre » du terrain. Malgré le nombre important de personnes vulnérables (enfants, personnes âgées, personnes malades), le juge a préféré mettre en avant le statut illicite de l’occupation, faisant fi de la situation sanitaire urgente dans un contexte de canicule.
L’argumentaire du Conseil d’Etat
Alors qu’il avait reconnu, dans une ordonnance relative à la situation à Calais, qu’il « appartient aux autorités titulaires du pouvoir de police générale, garantes du respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité humaine, de veiller, notamment, à ce que le droit de toute personne à ne pas être soumise à des traitements inhumains ou dégradants soit garanti » et qu’une carence des autorités exposant les personnes à un « traitement inhumain ou dégradant, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale » pouvait autoriser le juge des référés à « prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser la situation résultant de cette carence », le Conseil d’Etat précise dans cette décision que pour apprécier l’existence d’une telle carence « il y a lieu, notamment, de prendre en compte les ressources et moyens dont disposent les personnes concernées elles-mêmes pour prévenir ou faire cesser la situation à laquelle elles sont ou se sont exposées ».
Ainsi, selon le Conseil d’Etat, les ressources supposées des habitant.e.s ne permettent pas de caractériser une carence des autorités publiques à leurs obligations. Il précise ainsi « qu’une partie au moins de ceux-ci disposent de véhicules et de ressources financières leur permettant d’accéder à des équipements (« laveries automatiques, commerces… ») situées à proximité ». Alors que rien ne permet d’établir les ressources financières des habitant.e.s, l’installation des familles en bidonville relève à l’évidence d’une « stratégie de survie » en l’absence de solutions de logement alternatives. Cette forme d’habitat traduit des situations socio-économiques particulièrement précaires pour la majorité des habitant.e.s.
Le Conseil d’Etat a également considéré que la présence de deux bornes incendies situées à proximité du bidonville alimentées en eau potable et ouvertes aux habitant.e.s suffisait à permettre aux 300 habitant.e.s de satisfaire leurs besoins en eau. Argument surprenant lorsque d’un autre coté, les autorités invoquaient les risques d’incendie liées à l’installation en bidonville !
Enfin, les attestations effectuées par Médecins du Monde Bordeaux et un médecin généraliste qui pointaient du doigt les risques sanitaires et pathologiques préoccupants pour les habitants en l’absence d’eau n’ont pas semblé suffisantes au Conseil d’Etat pour reconnaître un « risque sanitaire ou médical aigu » qui aurait justifié d’ordonner des mesures d’urgence en installant des points d’eau et des sanitaires.
Confusions, catégorisation et stigmatisation : des propos inacceptables tenus lors de l’audience devant le Conseil d’Etat
Au-delà d’une décision décevante et en contradiction avec les jurisprudences récentes sur le même sujet (l’ordonnance du Conseil d’Etat concernant la situation à Calais, la décision du TA de Melun concernant l’accès à l’eau d’habitants d’un bidonville de Choisy-le-Roi, la décision du TA de Lille concernant l’accès à l’eau des migrants à Calais), les débats lors de l’audience publique du 24 août ont donné lieu à des propos inacceptables tenus par la défense. Cette audience a permis d’illustrer la profonde méconnaissance et la forte stigmatisation dont continuent de souffrir les personnes roms ou perçues comme telles, de la part de certains représentants de l’Etat.
Si dans son mémoire en défense, la représentante du Ministère de l’Intérieur insistait déjà sur un supposé « choix de mode de vie » en bidonville des habitant.e.s, (et non pas un « état de nécessité »), celle-ci a eu l’occasion d’insister lors de l’audience sur le prétendu « mode de vie hors norme » des populations qu’elle identifie comme « Roms » et qui consisterait à s’installer illégalement sur la propriété d’autrui. Cette situation qu’elle qualifiait de « choisie » et « imputable qu’aux seuls intéressés » ne pourrait donc en aucun cas relever d’une situation d’urgence.
Et que dire de l’avocat de la défense qui précisait qu’ « il existe des aires d’accueil réservées aux gens du Voyage » sur le département de Gironde, confondant totalement la situation des personnes vivant en bidonvilles avec les dispositifs destinés aux personnes en résidence mobile, communément appelés « gens du voyage ».
Ces propos traduisent d’une confusion préoccupante entre d’une part des citoyens européens en situation de grande précarité parfois contraints de survivre en bidonville, et d’autre part les citoyens vivant en résidence mobile et occupant de droit des aires d’accueil. Ils ne font ainsi que refléter le préjugé du « mode de vie nomade des Roms » encore largement partagé par la population française comme le souligne le rapport 2017 de la CNCDH[1].
Lors de l’audience, le Ministère de l’intérieur a demandé avec insistance au juge de « bien distinguer la situation des requérants de celle des « migrants » », les requérants étant forcément bien mieux lotis car « propriétaires de voitures et de caravanes en état de fonctionnement ». Cette tentative à peine masquée de « catégorisation » et hiérarchisation de la pauvreté est aussi choquante que nocive.
12 octobre 2018
[1] Selon l’enquête de la CNCDH, 73% des sondés pensent encore que les Roms migrants sont pour la plupart « nomades »